L'inventaire de l'église en 1906

Le 9 décembre 1905, la Loi sur la Séparation des Églises et de l'État, proposition menée par le député socialiste Aristide Briand, est promulguée par le Président de la République. Jusque-là, la laïcité est niée.
Fi ! de la liberté de conscience, depuis des siècles la France est chrétienne, catholique. D'où les répressions.
Et dans nos Cévennes, les protestants en savent quelque chose...

Motivés par un besoin de changement, qui ne peut se commander sans le soutien d'une élite laïque, les protestants accueillent favorablement cette loi.
Née d'une volonté politique d'anticléricaux militants voulant officiellement abolir l'adage « un roi, une foi, une loi », la loi concordaire est l'aboutissement et le point d'orgue d'une longue revendication, et de précédents : laïcisation des hôpitaux, école communale, etc.

Imposée dans un climat conflictuel, sans l'approbation du pape Pie X, la loi de 1905 a deux conséquences majeures : les ministres des cultes ne seront plus rémunérés par l'État, qui ne participera plus à leur nomination ; les biens détenus par les Églises deviendront propriété de l'État, qui se réservera le droit de les confier aux représentants des Églises. Pour les Églises, l'avantage est économique et moral, puisque les ministres du culte et les évêques gagneront en indépendance et que l'État prendra à sa charge l'entretien des édifices religieux préexistant à la loi.
Aussi, il est ordonné d'effectuer l'inventaire des églises, et l'État envoie ses représentants « récupérer » ses biens. Une opération parfois menée avec brutalité, et en tous les cas, très mal vécue par la communauté catholique.
Les curés ne coopèrent pas, les paroissiens se lient en véritables mutineries.

Si dans la plupart des villages de notre vallée, l'inventaire s'est plutôt bien déroulé, à Peyremale les événements ont pris une toute autre dimension...

Le 26 février 1906, le maire de Peyremale Paul Bondurand, républicain de gauche, averti le curé Auguste Argentier et le président du bureau des marguilliers de la Fabrique, Ferdinand Fabre, que l'inventaire des biens mobiliers et immobiliers de l'église du village sera effectué le 5 mars, à 14h30.
Pour amorcer la rébellion, les paroissiens ont déjà commencé à faire circuler une pétition. Celle-ci rassemble la quasi-totalité des signatures (ou marques) des catholiques de Peyremale.
Fin 1906, il y a très exactement 628 habitants, à Peyremale. Soit 158 foyers, répartis dans les différents mas et quartiers du village, qui composent une population à majorité catholique.

Le 5 mars, à 14h, Luc Tommasi, percepteur à Bessèges, arrive.
À Peyremale, il n'est pas question de le laisser travailler, sans broncher. Les habitants du village l'ont précédé, et l'attendent en formant un rempart devant l'église. On peut facilement imaginer la tension qui règne, ce jour-là : les femmes chantent des cantiques, et quand on aperçoit l'agent du Trésor, les jeunes gens le huent, les hommes l'accusent du regard, de quelques mots d'occitan naissent les lazzis.
Marius Ducamp, photographe de Bessèges, est là, lui aussi, averti par la rumeur, sûr de réaliser quelque cliché probant. Bien installé et équipé, grâce à son travail, à la qualité toute argentique du portrait de ce groupe, l'événement est immortalisé. Le cliché montre des femmes, des hommes moustachus et le chapeau à la main, de jeunes garçons aux premiers rangs. Pour un peu, sachant nos aïeux hardis et testuts, on croirait le tableau esquissé par Albert Uderzo !

Le percepteur sait par avance qu'il ne doit pas s'obstiner, il ne pénètrera pas dans l'édifice aujourd'hui.
On lui remet trois lettres. La première est celle d'Alban Joseph Bouziges, curé du Chambon, qui informe que le presbytère ne doit faire parti de l'inventaire, puisqu'il en est le propriétaire.
La seconde lettre de protestation, signée par le curé de Peyremale et les fabriciens Bonnet, Fabre, Dalverny, Peyric et Polge, précise : « nous devons vous dire que nous n'avons pour vous aucun sentiment hostile ; votre personne n'est pas en cause ; nous vous plaignons même, pensant que vous faites ce travail à contre-coeur. » Mais ils préviennent qu'ils ne seront pas complices de l'opération, se retranchant derrière le fait que « aucun catholique ne peut se prêter à l'application de cette loi, sans encourir des peines graves de l'Église ».

Enfin, la troisième, celle des catholiques de la paroisse, accompagnée de la pétition, entend balayer par avance l'argumentaire de Luc Tommasi : « Ces biens que vous inventoriez aujourd'hui, Monsieur le Fonctionnaire, dans quelques jours, l'État nous les prendra pour les livrer aux Francs-maçons qui les convoitent ; le rapport de la commission des voeux du couvent réunit à Paris le 3 avril 1905 en fait foi. [...] La cloche, le mobilier de l'église et de la sacristie, tous les objets qui y sont renfermés nous appartiennent exclusivement ; c'est le produit de nos souscriptions, ce sont nos dons et puisqu'ils perdent leur destination nous en revendiquons la propriété, au nom de la justice et du droit. Aujourd'hui, Monsieur le Fonctionnaire, notre conscience se soulève et s'indigne, et si demain on nous enlève ces biens sacrés nous saurons les défendre énergiquement et nos colères seront bien légitimes. »

Une demi-heure après son arrivée, l'agent du Trésor repart déjà. Il n'a « pu commencer les opérations de l'inventaire, la foule s'étant opposée à [son] entrée dans l'église. » Pour l'anecdote, nous savons que, le lendemain matin, allant inventorié la mense curiale de Robiac, Tommasi y reçut le même accueil !

Plusieurs autres communes s'opposent à l'inventaire. Dans notre département du Gard, 34 lieux restent à inventorier. Près de chez nous, Robiac, Concoules, Courry, Malons ou Ponteils s'insurgent.
Mais c'est sans doute Le Chambon et Peyremale qui protestent le plus farouchement. Les cas de ces deux villages sont très sévèrement « classés » en catégories 3 sur les tableaux remis en Préfecture ; autrement dit, là où l'on craint le plus de représailles, où la résistance est vive, où l'on appréhende des incidents graves. Les indications que Tommasi envoie à sa hiérarchie pour préparer une prochaine « perquisition » sont claires : Peyremale est organisée en une « résistance avec des barricades. » Il recommande que soit fait recours « à l'armée et à la gendarmerie. » Pour lui, la sécurité de l'agent n'est absolument pas assurée, et il n'écarte pas l'hypothèse de conflits sanglants.

Après la première mission, les inventaires sont suspendus. La campagne pour les élections législatives des 6 et 13 mai 1906 monopolise les énergies politiques, et l'État réclame que les semaines qui arrivent se déroulent dans un climat calme : « quelques chandeliers ne valent pas une révolution », rouspète Clemenceau !

Ce n'est que le 20 novembre, que la date fatale est à nouveau programmée. Et à 9h du matin, c'est au tour de Nouzeran, autre percepteur de Bessèges, de se rendre à Peyremale.
Il écrit, dans son rapport : « sachant que nous ne trouverions dans cette commune aucune personne qui voulût nous servir de témoin, nous avons dû requérir à cet effet Messieurs Jouanen et Felgeirolles, agents de police à Bessèges, pour nous assister dans cette opération [...] ainsi que de Mr le maire, qui a bien voulu se joindre à nous pour maintenir l'ordre. » Les quatre hommes attendent jusqu'à 12h30, que la force armée les rejoigne pour se transporter, manu militari, jusqu'à l'église.

C'est au moins une quinzaine de gens à cheval, peut-être plus, qui escortent l'agent. Une nouvelle photographie en témoigne. Sur le cliché, la police montée veille. Mais la population ne se risque pas à barrer l'accès. Les Peyremalencs savent qu'ils ne peuvent désormais freiner l'inévitable. Ils demeurent cette fois-ci d'autant plus réservés, que le percepteur insinue que « les fabriciens pourraient, le cas échéant, être rendus responsables sur leurs biens personnels des conséquences de l'inexécution de la loi. » L'avertissement, suggéré par le Directeur de l'Enregistrement à Nîmes dans un courrier confidentiel adressé au percepteur, ainsi que la présence de la force armée, dissuadent les gens de Peyremale. Seuls quelques fidèles demeurent au côté du curé.
Mais ce dernier a prévenu, que « comme prêtre et catholique, il protestait de toute la force de son âme contre l'opération qui allait être faite et qu'il entendait y rester complètement étranger. »
De plus, vu que la commission à lui présentée n'autorise les opérations d'inventaire que dans la perception de St-Ambroix, le curé déclare faire toutes réserves de droit !
Sommé par le commissaire spécial d'ouvrir les portes du lieu saint, « Mr le curé lui a répondu qu'il ne le pouvait. » Et pour cause, malgré la clef laissée sur le verrou, la porte ne bouge pas : elle est barricadée de l'intérieur ! Les forces de l'ordre enfoncent la lourde porte.

L'agent, accompagné des deux témoins, entre enfin dans l'église. Le curé, Joannin Dumas et Hippolyte Peyric suivent. De la nef au clocher, Nouzeran énumère la prisée, sans rien négliger, avec un souci du détail que Prévert aurait apprécié.
Et, dès le commencement, le « bénitier d'entrée, en pierre, scellé au mur, avec tronc en bois au-dessus. » Nouzeran compte tout : les vases et brûle-cierges, les tapis, les statues, les porte-bouquets, les flambeaux de cuivre, les bréviaires et les croix, les chaises qui sont dans le réduit ou à la tribune, et les « quarante chaises diverses, dont quelques-unes en forme de prie-Dieu et en assez mauvais état, à 2F (la plupart de ces chaises, d'après Mr le curé, appartiennent à des paroissiens qui n'ont pu les retirer). »
Sont inventoriés, les fonts baptismaux, deux confessionnaux, le tronc en bois destiné à recueillir les offrandes faites à St-Antoine de Padoue, une « statue dans un vitraye représentant la Ste-Vierge et l'Enfant Jésus », etc.
Des six tableaux qui sont aux murs de l'église, un seul n'est pas décrit. Les autres sont intitulés comme suit : « Jésus ressuscitant la fille de la veuve de Naïm », « La pêche miraculeuse », « L'entrée de Jésus à Jérusalem », « Laissez venir à moi les petits enfants », et, dans la chapelle de St-Joseph, « La sainte Cène », estimé à lui seul 50 francs.
Les autres pièces de grandes valeurs sont les trois autels de marbre blanc, une statue de St-Joseph revendiquée par Mme Bonnet veuve Argenson (à qui appartient un des autels, également), « trois ornements complets, tous les trois passablement usagés : un noir, un blanc et un jaune [...], un calice paraissant être en argent et dont la coupe est dorée en dedans », la chaire en bois.
Et, bien évidemment, la cloche de l'église, estimée richement à 800 francs. C'est-à-dire le prix à laquelle elle fut achetée (et échangée aussi, en partie, contre l'ancienne - qui n'est donc pas dans la Cèze : CQFD), en 1887.

Nouzeran s'aperçoit qu'il ne trouve « nulle part trace des registres et autres documents du Conseil de Fabrique, ainsi que de la caisse. » Demandant au curé de lui indiquer le lieu où ont été cachées les archives de l'église, Auguste Argentier « a répondu que la chose lui était impossible, mais qu'il pouvait cependant [lui] déclarer que l'église était très pauvre et ne possédait aucun titre de rente ; que d'ailleurs, les comptes de la Fabrique étaient là pour l'indiquer. » Pressé d'en finir, le percepteur se contente de ce dernier renseignement et achève l'inventaire, à 14h20. La cohorte redescend sur le Claux, puis regagne Bessèges, mission accomplie.

La volonté, dès le XIXe siècle, de laïciser la société, est une entreprise salutaire.
Cent ans plus tard, on ne peut que reconnaître que la Loi sur la Séparation des Église et de l'État est un des textes fondateurs de la IIIe République. Bien certainement, et comme dans toutes les « révolutions », cette initiative ne fut pas toujours heureuse dans ses applications.

Quoique, à Peyremale, on évitât tout de même une manifestation plus violente.
En ce jour d'automne 1906, il est certain que, dans cette lutte pour protéger leur église, les habitants de Peyremale se sont souvenus de cet autre combat, finalement pas si ancien que cela, pas si différent non plus, quand leurs aïeux avaient à défendre d'autres valeurs, d'autres croyances, contre le Roi...

Article rédigé par Pascal Jaussaud, « Peyremale, Peyremalencs, Peyremalès », in Bulletin municipal n°5, février 2006



Article écrit par vr2909 le Mercredi 30 juin 2010 à 15h53

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